La Gare |
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Je viens de prendre mon billet, je me dirige vers la salle d'attente, les yeux encore fixés sur le billet.
Le train devrait être là d'ici dix minutes, je lève les yeux et je vois une apparition.
Tout s'est vraiment enchaîné très vite, même pas le temps que je fasse un pas. Cela a dû se passer dans l'espace d'un demi-pas.
J'ai levé les yeux et j'ai vu un ange qui me souriait, un sourire comme je n'en avais jamais vu auparavant, totalement irréel, totalement désarmant aussi.
Sur un visage impossible : le tien.
Un visage impossible parce que n'ayant pas changé depuis des années.
Impossible : je rêve, j'ai encore une hallucination, décidemment, je suis abonné...
Elle ne peut pas être là, à me sourire comme ça, elle ne peut pas être là pour plein de raisons :
A ce moment là, je devais avoir fait un quart de pas, et dans le quart de pas qui restait pour atteindre le demi-pas, voilà ce qui s'est passé :
Il me suffisait de ne rien faire et tu allais toi aussi morfler comme moi j'avais morflé.
Tu allais te sentir profondément stupide de faire un sourire si rayonnant à un total inconnu.
Ou alors tu allais te dire que tu devais avoir bien trop changé pour que je te reconnaisse, même avec le plus désarmant des sourires
Ou ta conclusion serait que je t'avais à ce point oubliée que tu étais vraiment très sotte d'avoir seulement pensé un seul instant qu'il aurait pu en être autrement après tout ce temps.
Pour que tu te sentes vieille et stupide, pour transformer la fée en sorcière, il me suffisait de ne rien faire, de ne rien faire du tout.
Et si en fait ma tactique ne marchait pas, si cela ne te faisait finalement ni chaud ni froid d'être ignorée et oubliée, c'était qu'adopter une attitude plus sympathique ne t'aurait pas plus fait chaud que froid, ce qui n'avait donc strictement aucun intérêt. Pour n'être finalement que banal, ça ne valait pas la peine que je me fatigue, c'était tout aussi simple que je ne fasse rien.
Il me suffisait donc de ne rien faire, de ne rien faire du tout, pour me venger, et me venger méchamment, cruellement, facilement (et stupidement, mais sur le coup j'étais aveuglé). Aaaah... cette fois je tenais la vengeance ultime et définitive.
Parce que, zut, au bout de tout ce temps, ça commençait à bien faire... Pas question de laisser planer le risque de voir mon plafonnier disjoncter à l'improviste encore une fois comme ça !
Qu'est-ce que j'avais à perdre ? Rien du tout.
Autant me venger, et cette fois irrémédiablement : ça allait me faire du bien, c'est certain. Et rien à cirer des conséquences.
Alors je n'ai rien fait d'autre que le demi-pas qui me restait à faire pour terminer mon pas.
Je suis passé à coté de toi en trombe, feignant d'être sourd, aveugle, muet, froid, indifférent, et j'ai poursuivi mon chemin comme si tu n'existais pas.
Quand je me suis assis, au lieu de me sentir rasséréné, comme j'étais absolument persuadé que cela allait se produire, je me suis en fait senti anéanti. En dessous de tout. J'avais déjà creusé jusqu'au centre de la terre, j'avais ensuite continué jusqu'à ressortir de l'autre côté. Difficile d'aller plus loin... Difficile mais pas impossible, la preuve : j'avais pris une fusée pour Mars !
Mais c'est pas vrai... Mais quelle plaie...
A ce point, ce n'était vraiment pas possible de me lever et de venir te parler.
D'abord je n'aurai jamais pu trouver les mots pour t'expliquer ce que je venais de faire, et pourquoi j'avais fait un truc aussi absurde : il aurait fallu que je commence par l'histoire du placard pour terminer par le volcan... Même si un exercice de résumé ne m'a jamais fait peur, là, ça me semblait hors de portée.
Ensuite, même si, par miracle, j'avais réussi à m'expliquer, tu n'aurais jamais crû que j'ai pû en un quart de pas à la fois me remémorer tout cela, plus réfléchir et décider d'être aussi froid.
Ou bien tu aurais pensé que je racontais une telle histoire à dormir debout uniquement pour me sortir de l'embarras de ne pas vouloir t'avouer ne pas t'avoir reconnue du premier coup d'oeil alors que moi je l'avais été.
En plus, ta copie en modèle réduit te tenait par la main... Raconter tout ça devant ta miniature, c'était de toute façon pas une bonne idée, même si ta reproduction au 1/3 était sans doute bien trop jeune pour saisir mon embarras. Tu discutais aussi avec un gamin qui à priori, vu l'âge, pouvait parfaitement être le frère de Barbie, donc ton fils (ou un neveu, mais très probablement quelqu'un de ta famille), lui par contre au comprenoir suffisamment alerte pour que je ne me risque pas à faire ou dire quoi que ce soit en sa présence.
Bon, ben... il n'y avait plus qu'a espérer que je ne te croiserai plus jamais, JAMAIS !
Vu le rythme des croisements, le prochain devait statistiquement être programmé pour dans 15 ou 20 ans, ou même jamais, donc ce n'était pas trop affolant.
Ce n'était pas trop affolant jusqu'a ce qu'un employé de la poste débouche une bouteille de Cahors.
Jusqu'a ce que je me retrouve à jouer la comédie pour m'assurer pouvoir lui voler en toute impunité la moindre bribe d'information permettant de retrouver ne serait-ce que l'ombre du souffle de ta trace.
Et que par la suite je sois bien obligé de me rendre à l'évidence : j'avais besoin de tout t'avouer avant le prochain croisement.
Et j'ai bien écris « de tout t'avouer », je n'ai pas écrit "de tout avouer", non, non, j'ai besoin de tout avouer à toi.
Au début, ça me semblait la mer à boire jusqu'à la lie mais, étrangement, c'est comme la Suze : amer au début et ensuite ça passe (presque) tout seul. Et puis ce n'est pas la fin du monde, je ne risque pas la perpétuité avec ces aveux là !
D'autant qu'en plus tu ne m'en as peut-être bien jamais voulu autant que je me l'imagine.
Il se pourrait parfaitement que les intentions que je t'ai prétées ne soient que le résultat de mon imagination me jouant un sale tour, une simple affabulation construite par exagération à partir de petits instants sans signification particulière pour toi, instants que j'aurais été le seul à relier entre eux, et auxquels j'aurais aussi été le seul à accorder une importance qu'ils n'auraient en fait jamais eu.
Donc voilà, je t'ai tout avoué à toi.
J'ai décidé de parier que soit tu vas bien vouloir me pardonner (probabilité : 99,3%), soit tu n'avais rien à me pardonner et j'ai divagué (probabilité : 0,6%). Reste 0,1% de suspense à la Hitchcock, parce que je ne suis pas Mr Spock.
Je verrai au prochain croisement ce qu'il en est.
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